" Ce qui n'est pas dans les actes,
n'est pas dans le monde. "
(Proverbe latin)
Depuis les temps les plus reculés, chaque être
humain en particulier et l'humanité dans son ensemble aspirent
à vivre en paix et dans la liberté.
Souhait naturel et légitime qui devrait permettre à chacun
de réaliser son propre bonheur, par ses propres efforts, selon
ses aptitudes naturelles, besoins et aspirations.
Le monde étant prêt à quitter définitivement
l'opposition matérialisme-spiritualisme qui divise l'individu
en lui-même et les collectivités entre elles, l'homme du
troisième millénaire aspire à une approche RÉALISTE
de l'existence qui lui permette d'épanouir la totalité
de son être en satisfaisant tant les besoins matériels
que spirituels, inhérents à la condition humaine.
Ce n'est que graduellement, et non sans peine, au fil de ses expériences,
de ses réussites et de ses déboires, qu'il prend conscience
que le passé n'étant plus, et le futur n'étant
pas encore, le RÉEL est de l'instant présent, UNIQUEMENT
DE L'INSTANT PRÉSENT, et que par conséquent rechercher
la plénitude en vivant pleinement l'instant présent est
la seule approche réaliste de l'existence.
C'est la raison principale pour laquelle les hommes actuels ne savent
plus se satisfaire d'idéaux à réaliser ou de bonheur
à atteindre dans un avenir lointain, voire dans une vie après
la vie. Ils aspirent à la joie de vivre et à la satisfaction
profonde que procure le fait de vivre pleinement l'ici et maintenant,
libres de toutes entraves.
Se donner totalement et s'oublier dans ce que l'on fait, accomplir des
actes utiles et de qualité, tels sont les critères de
la réelle joie de vivre qui fait prévaloir la qualité
sur la quantité, l'être sur le paraître.
Cette manière réaliste d'approcher et de vivre le réel
que connaissent encore les enfants n'est que subodorée par le
monde des adultes qui le recherchent en vain et de façon erronée,
non pas en s'investissant dans l'acte en tout désintéressement
comme le fait l'enfant, mais en convoitant le fruit de l'acte que l'on
voudrait tout de suite et sans effort. Cette façon pervertie
de rechercher la plénitude dans l'instant présent est
très active dans nos sociétés. N'est-ce pas ce
que recherchent les masses de désoeuvrés qui, sans références
et sans repères, cherchent désespérément,
hystériquement, à " s'éclater ", non
pas dans des actes utiles et de qualité, mais en se perdant,
se droguant et en s'abrutissant au rythme déstructurant de musiques
dégénérées.
La maturité, l'expérience et le progrès scientifique
et technique aidant, les enfants ne devraient plus naître sur
une terre où des hommes considèrent encore leur semblable,
d'aucuns comme un animal sous forme humaine au service d'une bien imaginaire
race supérieure ou peuple élu, d'autres comme un capital
pour l'État, dans un monde où des géniteurs eux-mêmes
considèrent que leur progéniture
leur appartient corps et âme, qu'ils peuvent donc en disposer
à leur guise, voire l'exploiter (et c'est le cas dans de nombreux
pays !), mais aussi exiger d'elle la réalisation de leurs rêves
de grandeur et de leurs phantasmes inassouvis.
Si, dans un lointain passé, l'organisation sociale répondait
essentiellement à des besoins de survie pour faire face aux difficultés
naturelles, géographiques et climatiques, depuis des décennies
le progrès technique et scientifique offre à l'humanité
les moyens d'accueillir les générations futures dans un
climat de liberté et de sécurité et même
de confort.
Les temps sont mûrs pour que le passage de l'homme sur terre serve
à sa propre réalisation et il est en droit de trouver
un contexte social où lui sont garantis le respect et la protection
de sa liberté d'évoluer vers l'accomplissement de son
autonomie, indispensable à sa dignité. Seule l'éducation
à l'autonomie permet qu'à l'âge adulte on soit prêt
à assumer à son tour ses responsabilités.
Voilà des décennies est né un courant de libération
tous azimuts qui s'inscrit dans le processus mondialisé de démocratisation
et qui devrait aboutir à un réelle libération des
consciences de leurs tutelles, une libération des dépendances
et des autoritarismes religieux, politiques, philosophiques, scientifiques
et économiques qui ont pu être légitimes à
un moment donné de l'évolution, mais qui sont actuellement
tous devenus un empêchement à l'individuation des consciences,
donc à la responsabilisation des citoyens.
Seul le total respect de la liberté de conscience -que l'on prône
partout mais que l'on ne respecte nulle part- confronte chacun à
l'autorité en soi qui est celle de l'inconscient universel, racine
métaphysique de toute conscience, et référence
commune à tous les hommes. L'autonomie qui met chacun devant
ses réelles possibilités et limites engendre le besoin
naturel de l'autre et fait découvrir pourquoi et comment vivre
les différences et les spécificités tant individuelles
que collectives dans la complémentarité et le respect
mutuel.
LA LIBERTE REND AUTONOME.
L'AUTONOMIE REND RESPONSABLE.
LA RESPONSABILITE REND SOLIDAIRE.
Si l'on ne peut que se réjouir du nombre toujours
croissant d'initiatives personnelles et associatives qui promeuvent
le développement personnel afin de permettre à tout un
chacun d'acquérir son plein potentiel d'expression, on ne peut
que déplorer l'aveuglement et l'obstination de ceux qui ont les
rennes du pouvoir en main et qui, par profit, par soif de pouvoir mais
surtout par ignorance, s'avèrent être incapables de faire
naître une véritable démocratie qui donnerait à
chacun sa juste place et sa fonction dans l'évolution et dans
l'harmonie de l'ensemble.
"Il n'est rien de plus effrayant que l'ignorance
agissante. " (Goethe)
La démocratie, bien plus qu'une simple modalité pour juguler
les masses, est avant tout un contexte collectif d'Eveil, d'évolution
et d'épanouissement individuel qui, par le pouvoir qu'elle donne
de participer à la vie de l'ensemble, appelle chacun à
ses responsabilités et lui permet d'être utile et de servir
en offrant le meilleur de lui-même.
A la différence de tous les autres systèmes de gestion
sociale, élitistes par nature, où il y a des " meneurs
" et des " suiveurs " et qui se basent sur la loi du
plus fort : physiquement (militairement), matériellement (économiquement)
ou intellectuellement (scientifiquement), la démocratie met au
centre de toute réflexion et de toute action la personne humaine
avec ce qu'elle a de plus sacré : SON INDIVIDUALITE et de plus
noble : SON HUMANITE, qualité essentielle qui fait totalement
défaut à ceux qui se croient tout permis parce qu'ils
sont les plus puissants, les plus riches, les plus savants.
Comme l'a bien pressenti le philosophe Michel Foucault, au lieu de penser
et de théoriser différemment ce que l'on sait déjà,
il est temps d'entreprendre de savoir comment et jusqu'où il
est possible de " penser autrement ".
(A Suivre)
NAISSANCE DE L'ESTHETIQUE
par Luc FERRY
Dans le langage ordinaire, l'esthétique, la philosophie de l'art
ou la théorie du beau sont des expressions à peu près
équivalentes. Et l'on pense volontiers qu'elles désignent
une préoccupation si essentielle à l'être humain
qu'elles ont toujours existé, sous une forme ou une autre, dans
toutes les civilisations. Comme souvent, l'opinion commune est trompeuse
: l'esthétique proprement dite est une discipline récente
dont l'émergence est liée à une véritable
révolution du regard jeté sur le phénomène
de la beauté.
La première "Esthétique" -le premier ouvrage
à porter explicitement ce titre- apparaît seulement en
1750. Il s'agit de l'Aesthetica du philosophe allemand Baum Garten -elle-même
rendue possible par l'effet d'un double bouleversement intervenu dans
l'ordre de l'art, affectant d'une part l'auteur et de l'autre, le spectateur-.
Du côté de l'auteur. Dans les civilisations du passé,
les oeuvres d'art remplissaient une fonction sacrée. Au sein
de l'Antiquité grecque encore, elles avaient pour mission de
refléter un ordre cosmique radicalement extérieur aux
hommes. C'est par cette extériorité qu'elles recevaient
une dimension quasi religieuse, s'il est vrai que le divin est par essence
ce qui échappe aux hommes et les transcende. Elles étaient,
au sens étymologique, un "microcosme", un petit monde
censé représenter, à l'échelle réduite,
les propriétés harmonieuses de ce tout que les Anciens
nommaient Cosmos. Et c'est de là qu'elles tiraient leur grandeur
imposante, entendez : leur capacité à s'imposer effectivement
aux individus qui les recevaient comme données du dehors.
Dans un tel contexte, l'uvre avait une "objectivité"
; elle exprimait moins le génie de l'architecte ou du sculpteur
que la réalité divine qu'il saisissait en modeste rhapsode.
Nous le percevons encore si bien qu'il nous importe peu, au fond, de
connaître l'identité de l'auteur de telle statue ou de
tel bas-relief. Pas davantage il ne nous viendrait à l'esprit
de chercher le nom d'un artiste derrière les chats égyptiens
du British Muséum ; l'essentiel est qu'il s'agit d'un animal
sacré, transfiguré comme tel dans l'espace de l'art.
La rupture
C'est peu de dire que notre situation au regard des
oeuvres a changé. A certains égards, elle s'est même
inversée au point qu'il nous arrive de connaître le nom
d'un "créateur", voire certains aspects de sa vie,
en ignorant tout de sa production. On admire l'intelligence et la culture
de Pierre Boulez à telle ou telle émission de télévision.
Qui écoute Répons, sa dernière création,
hors d'une infime élite composée pour l'essentiel de musiciens
professionnels ? Même dans des cas moins extrêmes, la prédiction
de Nietzsche est malgré tout devenue la règle générale
de nos sociétés démocratiques : l'uvre n'est
plus le reflet du monde, elle est l'expression la plus achevée
de la personnalité de l'auteur. En somme, une carte de visite
particulièrement élaborée. Dans leur immense majorité,
les oeuvres d'avant-garde qu'abritent les plus grands musées
de New York, Londres ou Paris, sont comme les traces laissées
par les coups du génie : nous y lisons l'humour de Duchamp, l'imaginaire
de Stella ou la violence de Hartung. Bref, des traits de caractère
plus que la figuration d'un monde commun.
Quoiqu'il en soit, cette révolution de l'auteur porte en germe
l'idéologie avant-gardiste qui marquera de façon si profonde
l'art contemporain. Certes, il y a des "auteurs" dans les
civilisations pré-démocratiques ; mais ils ne sont pas
des "génies", si l'on entend par ce terme des créateurs
ex-nihilo, capables de trouver en eux-mêmes toutes les sources
de leur inspiration. L'artiste ancien est plus un intermédiaire
entre les hommes et les dieux qu'un véritable démiurge.
Par contre coup, on comprend comment l'exigence d'innovation et d'originalité
radicales qui s'attache à la conception moderne de l'auteur est
inséparable d'une idéologie de la table rase, qui s'exprime
si nettement dans le concept d'avant-garde. Le beau ne doit pas être
découvert, comme s'il existait déjà dans le monde
objectif, mais bien inventé, chaque moment de novation trouvant
dès lors sa place au sein d'une histoire de l'art dont le musée
fournit l'incarnation institutionnelle.
La crise qui affecte aujourd'hui les avant-gardes ne se comprend pas
hors de cette histoire de la subjectivité. Pour l'essentiel,
elle tient à la contradiction interne qui frappe l'idée
d'innovation absolue. Comme l'a bien montré Octavio Paz, le geste
de la rupture avec la tradition et de la création du nouveau
est devenu lui-même tradition en cette fin de siècle. Les
signes de subversion qui ont
scandé l'histoire de l'avant-garde ne nous surprennent plus.
Ils se sont banalisés, démocratisés(1)
au point d'entrer eux-mêmes au musée à côté
des oeuvres les plus classiques.
Le triomphe de la sensibilité
A cette mutation du côté de l'auteur,
répond, du côté spectateur, la mutation liée
à la notion de goût. Le terme apparaît, semble-t-il,
pour la première fois -du moins en son sens figuré- chez
Baltasar Gracián, pour désigner la capacité tout
à fait subjective qu'ont les hommes de distinguer le beau du
laid. C'est dire que, à la différence de ce qui avait
lieu chez les Anciens, le beau ne désigne plus une qualité
ou un ensemble de propriétés appartenant de façon
intrinsèque à certains objets. Comme y insistent au contraire
les premiers traités d'esthétique, le beau est subjectif
; il réside pour l'essentiel dans ce qui plaît à
notre goût, à notre sensibilité.
De là ce qui sera le problème central de l'esthétique
moderne -la question des critères : si le beau est subjectif,
s'il est, comme on dit, affaire de goût et de sensibilité,
comment expliquer l'existence d'un consensus autour de ce qu'on nomme
les "grandes oeuvres" ? Comment comprendre que, contre toute
attente, certains auteurs deviennent des "classiques" et traversent
les siècles autant que les civilisations ? Avec la naissance
de ces questions, nous sommes entrés de plain pied dans l'orbite
de l'esthétique moderne.
Il va de soi que, pour une large part, cette description de la naissance
de l'esthétique ne vaut que pour l'espace européen et
ce qui en dépend directement. Chacun cherche aujourd'hui une
définition de l'Europe. On pense, bien sûr, au continent
des nations chrétiennes -ce qui d'évidence n'est point
faux. Je préférerais la définir ici comme l'espace
de la laïcité, non parce qu'elle "résisterait"
au port de tel ou tel vêtement religieux, mais parce qu'elle a
mis fin à l'ère du théologico-politique. Ce que
symbolisent, comme on sait, la Déclaration des droits de l'homme
et, mieux encore, l'institution de l'Assemblée nationale. La
laïcité signifie, au fond, un nouveau rapport à la
loi : à commencer par le fait que sa source n'est plus cosmique
ou divine, mais, pour le meilleur et le pire, humaine, située
qu'elle est en principe, sinon en fait, dans la volonté des individus.
Le thème de la fin du théologico-politique est au cur
de toute la philosophie politique moderne, et de Hegel à Heidegger,
de Tocqueville à Weber, Strauss, Arendt ou Dumont, tout, ou presque,
a été dit sur les théories du contrat social, la
naissance de l'humanisme ou le déclin du religieux dans les sociétés
démocratiques. La fin de ce qu'on pourrait nommer le "théologico-éthique",
c'est-à-dire l'enracinement des normes et des lois dans un ordre
extérieur aux hommes, a moins retenu l'attention.
La fin du transcendant ?
Mais il n'est pas excessif de dire que l'érosion
du "théologico-culturel" reste encore largement à
penser. Les débats auxquels on assiste depuis la disparition
du marxisme opposent souvent les "optimistes", qui voient
dans la modernité un lent mais inéluctable processus d'émancipation
à l'égard des traditions, et les "pessimistes"
qui y décèlent plus volontiers, si l'on ose dire, une
logique du "déclin". A bien des égards, ces
discussions sont le symptôme d'une mutation dans l'ordre d'une
culture qui, pour l'essentiel, a pris dans les temps modernes la forme
de l'esthétique.
Il serait absurde, pour autant, de parler de déclin. Les jugements
de valeur ne sont pas de mise lorsqu'il s'agit, d'abord, de comprendre
ce qui est. Mais il serait tout aussi vain de méconnaître
une mutation radicale, dont l'origine remonte à l'invention de
l'esthétique moderne, avec son corollaire obligé : le
primat de l'auteur sur le monde. Dans notre univers laïc, démocratique,
toute référence à ce qui est extérieur aux
hommes tend à être récusé au nom d'une exigence
sans cesse accrue d'autonomie. Il faut sans doute s'en réjouir.
Mais il est normal, dans ces conditions, que l'art se soit lui aussi
rendu à l'impératif d'être "à l'échelle
humaine".
Simplement, il lui a fallu pour cela rompre ses liens ancestraux avec
le sacré. Avec leurs expositions sans tableaux ou leurs concerts
de silence, les avant-gardes de ce siècle ont poussé la
rupture aussi loin que faire se peut. Toute la question est de savoir
si, dans l'espace ainsi ouvert par leur propre mort, il sera ou non
possible de recréer un monde commun, sur la base d'un rejet radical
de toute transcendance.
Article paru dans le Courrier de l'Unesco. Décembre 1990
(1) NDLR : Le regrettable amalgame
entre banalisation et démocratisation sous la plume d'un ministre
philosophe met en évidence une ignorance totale de la dimension
métaphysique et universelle de la conscience humaine, fondement
de l'individualité à partir de laquelle se comprend et
se construit la démocratie. La démocratisation n'est pas
une banalisation mais une sacralisation de la vie sociale.
