Le
sens esthétique en tant que réalité
spirituelle
Par Jules de GAULTIER*
" Édifier l'uvre en vue
d'une catastrophe " écrivait
NIETZSCHE vers la fin de l'année
1887(1). Une
telle préméditation, à
laquelle les événements survenus
un quart de siècle plus tard devaient
conférer un accent prophétique,
se retrouve dans le grand ouvrage de SPENGLER,
dans ceux du comte de KEYSERLING, de René
GUÉNON, de Nicolas BERDIAEV. Les
dernières études que j'ai
publiées moi-même dans la Revue
philosophique et dans le Mercure de France
relèvent de la même inquiétude.
Elles laissent place toutefois à
une hypothèse favorable dont le joueur
qu'est l'homme à la table de son
destin ne saurait rejeter l'espérance
avant d'en avoir supputé les chances.
Sa réalisation ne dépend pas
de nous, mais nous avons fait si mauvais
usage de notre volonté, que nous
avions placée sous notre dépendance,
qu'il ne semble pas raisonnable d'accorder
quelque crédit à ce qui ne
dépend pas de nous. Que ce soit aux
virtualités d'une Expérience
qui, s'étant manifestée dans
l'homme sans son concours, peut y développer,
également sans son concours, des
éléments propres à
conjurer la menace qui semble actuellement
peser sur son destin.
La dernière guerre étant
le symptôme où les hommes ont
pris conscience de la menace, je me suis
appliqué à rechercher, non
les causes occasionnelles qui l'ont déterminée
-uvre d'historien- mais la causalité
métaphysique qui fait de la guerre
la conséquence fatale de la conception
que les hommes de notre civilisation d'occident
se sont formés de l'existence et
du rôle qu'ils y jouent.
I.
Lorsque, dans le jeu de
l'Expérience -experientia sive Deus
- à la suite d'une improvisation
subconsciente où se nouent toutes
les relations entre les forces physico?chimiques,
l'homme apparaît au cours de l'évolution
biologique, il se distingue de tout le reste
par ce fait que l'Expérience réalise
en lui dans la Conscience la connaissance
d'elle-même qui la conditionne, à
défaut de laquelle elle n'existerait
pour elle-même ni pour personne. Ce
qui est spécifique dans l'homme c'est
la conscience en tant que connaissance du
monde et de lui-même. Mais de ce que
l'improvisation de l'Expérience s'est
poursuivie à travers lui, compliquée
de la sensation du plaisir et de la douleur,
il a pris la connaissance qu'il avait de
ces changements, où l'Expérience
continue d'évoluer pour le pouvoir
de les provoquer et de les diriger à
sa guise et il a entrepris de réformer
ce monde imparfait qui apportait à
sa sensibilité, dans l'ordre des
sensations élémentaires du
jouir et du souffrir, plus de peine que
de plaisir. Au jeu de l'Expérience,
qui n'a trait qu'aux conditions d'existence
du réel, indissociables des conditions
du bonheur, il a opposé la présomption
d'un bonheur humain, conçu en considération
des seules sensations du jouir et du souffrir.
Tel est le thème de l'erreur sur
la fonction de la conscience selon lequel
s'est développé tout le scénario
de notre civilisation d'Occident et qui,
aux époques religieuses, s'est exprimé
dans le mythe de la chute et du péché
originel. La conscience, organe de vision,
y a été prise pour un pouvoir
de réformer le monde. Le jeu de l'Expérience
va à résoudre la contrariété
des sensations élémentaires
du plaisir et de la douleur en la synthèse
d'une sensation supérieure qui métamorphose
ces sensations antagonistes en une sensation
unique de joie où l'activité
de la conscience dans la vision atteignant
sa plénitude s'élève
à la contemplation. L'homme prétend
résoudre cette contrariété
sans l'intervention de cette réalité
supérieure. Mais tandis qu'il se
flatte de disposer la nature des choses
de façon que celles?ci n'apportent
à sa sensibilité que des joies,
il se heurte à la nature de sa propre
sensibilité qui ne s'exerce que dans
la relation du jouir au souffrir en sorte
que tous les motifs qu'il lui procure d'éprouver
du plaisir ne font que déplacer ses
exigences sans la pouvoir rassasier. Dans
son entreprise d'exploitation de la nature
au profit de son bien-être, l'homme
secondé par la science a réussi
au-delà de ses espoirs les plus optimistes.
Mais l'élasticité psychique,
engendrant le caractère insatiable
de sa sensibilité a fait de ses succès
des victoires à la Pyrrhus. En subordonnant
sa satisfaction à la possession de
certains biens qu'il a contraint le monde
extérieur de lui procurer, il n'a
pu, par la production de ces biens, combler
une sensibilité indéfiniment
extensible, mais il a développé
en lui le sens possessif sur le même
rythme indéfini auquel répond
le caractère hystérique du
besoin. Cela fait que le besoin n'est pas
une mesure fixe. Exploité par
le sens possessif, le progrès scientifique
en aiguise la cupidité plus sûrement
et plus vite qu'il ne lui procure les biens
propres à l'assouvir. Le tonneau
des Danaïdes voit sans cesse s'élargir
la fissure par où s'épuise
sa plénitude
Une civilisation
fondée sur le thème de ce
mythe métaphysique porte en elle-même
les causes de sa ruine. Constamment
attisé, constamment déçu,
le sens possessif exaspéré
par la disproportion croissante entre son
avidité et des biens propres à
le satisfaire se mue, aboutissant à
sa conséquence logique, en une lutte
d'extermination entre les hommes pour la
possession de ces biens toujours insuffisants.
*
Cette vue de l'esprit a
reçu de l'expérience historique
une confirmation outrancière en un
phénomène que j'ai nommé
l'inversion économique et dans lequel
il s'est en quelque sorte idéalisé.
J'entends par inversion le fait selon lequel
le moyen s'érige en fin et prend
pour moyen de sa réalisation la fin
même dont il était jusque là
le moyen. Or, jusqu'à notre époque,
l'activité économique ?agriculture,
commerce, industrie? ne s'est exercée
que dans la mesure où des besoins
antérieurs existaient et longtemps
ses moyens de production ont été
inférieurs aux exigences du besoin.
Les conflits engendrés par le sens
possessif n'avaient trait alors qu'à
la dispute au sujet de ces biens insuffisants.
Mais à la suite des progrès
extraordinaires réalisés par
la science depuis plus d'un siècle,
l'activité économique, pourvue
de moyens plus puissants d'exploitation
des forces de la nature, a intensifié
la production des objets du besoin et cet
événement qui eut pu résoudre
le problème n'a fait qu'en poser
les termes sous un jour plus menaçant.
Rémunérée en argent,
signe abstrait du sens possessif, pour les
services qu'elle rendait au besoin, l'activité
économique, ayant acquis le pouvoir
de satisfaire un plus grand nombre de besoins,
s'est orientée vers un but nouveau
: augmenter sa richesse en intensifiant
et en multipliant les besoins, sources de
ses gains. L'inversion économique
s'est accomplie sur ce mobile. Devenue
fonction du sens possessif parvenu à
son apogée, elle s'est créé
son organe, la réclame sous toutes
ses formes, organe dont l'hypertrophie monstrueuse
est le signe caractéristique de notre
époque. Fondée sur la connaissance
de quelques lois de la nature humaine comme
la science est fondée sur la connaissance
des lois du monde extérieur, la réclame
cultive l'élasticité psychique
par l'image, par l'obsession du verbe, par
la propagande, par l'exemple, par l'excitation
de la vanité et des sentiments grégaires
qui instituent la mode où se manifeste
sa royauté. Par les anticipations
du désir dans l'imagination, elle
persuade les hommes qu'ils ont besoin de
ce dont ils n'ont pas besoin, acclimate
dans la réalité l'usage des
objets inutiles et superflus sur lesquels
l'activité économique fonde
ses spéculations. Ainsi cette activité,
qui avait commencé par exploiter
la nature en vue de satisfaire le besoin
humain, en est venue à exploiter
la nature humaine pour réaliser la
richesse. Mais avec cette péripétie
de l'inversion économique, le sens
possessif a accompli un progrès gigantesque
sur la voie où il détermine,
par la lutte entre les hommes, la catastrophe
à laquelle sont vouées les
civilisations qui se développent
sous sa tyrannie. A la lutte ancienne pour
la possession des biens, s'ajoute à
la suite de l'inversion économique
la lutte pour la possession des territoires
où germe et mûrit la moisson
humaine, l'homme n'étant plus envisagé
que sous l'aspect du consommateur, comme
porteur de cette substance élastique
du désir parmi laquelle il est possible
de développer l'indéfini du
besoin.
Ayant engendré, avec le sens possessif,
un principe d'insatiabilité et de
mécontentement indéfinis qui
porte en lui la fatalité d'un mécanisme
de destruction, l'erreur sur la fonction
de la conscience, organe de vision contemplative
mué en organe d'exploitation, est
la cause métaphysique, profonde et
inéluctable du phénomène
de la guerre.
II.
Comment, dans de telles conditions, notre
civilisation a-t-elle réussi pendant
plus de deux millénaires, malgré
la faille de la barbarie, à se propager
jusqu'à nous ? Par l'invention d'un
monde imaginaire projeté au-delà
de la vie terrestre où les vux
du sens possessif, voilés sous la
formule diaphane du bonheur, devaient recevoir
une réalisation éternelle.
Vivifiée par la foi, cette conception
devint une réalité spirituelle
qui, par son caractère de grandeur
incommensurable, put réduire l'élasticité
indéfinie du sens possessif, le mettre
au point de la vie en société,
éviter les conflits mortels.
L'instinct social, s'exerçant dans
les religions positives, sut conditionner
le gain de ce bonheur éternel par
la pratique de certaines vertus et les impératifs
de la morale trouvèrent en cette
réalité spirituelle un trésor
inépuisable qui, distribué
aux croyants en échange des sacrifices
demandés, comblait les inégalités
sociales dans la jouissance des biens, réalisait
les conditions d'existence. Tel est le
caractère tragique de notre époque
où la réalité spirituelle
s'est évanouie qui avait permis jusque-là
de réduire les impulsions du sens
possessif et que cette carence coïncide
avec la période où le sens
possessif, ayant acquis sa plus grande intensité,
a atteint selon la logique de sa croissance
la phase de la violence. C'est en pleine
course à l'abîme que le frein
est venu à manquer. Or il ne
peut être réparé. Que
l'ancienne réalité spirituelle
de la foi puisse être rétablie
dans le milieu humain, c'est à quoi
s'oppose la température critique
réalisée dans ce milieu par
l'état de la connaissance scientifique.
Pour que se reproduise le climat à
la faveur duquel les religions germent et
mûrissent dans les conditions de sincérité
où elles sont efficaces, il faudrait
qu'intervînt le séisme social
à la suite duquel l'humanité
traverserait de nouveau les étapes
naguère parcourues. Mais le séisme,
qui restituerait les conditions de la croyance
ancienne, est précisément
l'événement qui mettrait fin,
avec la ruine de notre civilisation, à
la magnifique épopée de la
connaissance qu'elle a en partie réalisée.
C'est la catastrophe dont toutes les considérations
de cette étude vont à rechercher
si elle peut être évitée.
C'est là un des points de rencontre
où ma pensée est le plus étroitement
d'accord avec celle de NIETZSCHE. Cet accord
se précise quand il déclare
" à l'oreille des conservateurs
" que toute tentative de revenir à
des états dépassés
de la mentalité augmente le péril
au lieu de le conjurer et que ce qui donne
le ton à notre époque ce sont
les valeurs nihilistes. Et aussi quand il
formule : " Une seule interprétation
a été ruinée, mais
comme elle passait pour la seule interprétation,
il pourrait sembler que l'existence n'eut
aucune signification et que tout fut en
vain "(2).
Sans prétendre solidariser NIETZSCHE
avec la suite de ces développements
-il y faudrait une étude circonstanciée,
pleine de réticences et ouvrant une
discussion- il m'apparaît, sous le
jour du point de vue exposé ici,
que ce qui a été ruiné,
c'est l'interprétation imaginée
par l'homme en proie à l'erreur sur
la fonction de la conscience. Cette interprétation
n'est pas la seule possible. Elle laisse
place à une autre et celle-ci peut
être construite en considération
d'un élément que l'Expérience
a développé dans l'homme sans
son concours en poursuivant à travers
l'homme la même improvisation souveraine
qu'elle avait réalisée avec
perfection dans l'ordre des relations physico?chimiques.
Tandis que l'homme, tentant d'organiser
la vie en fonction des seules sensations
du jouir et du souffrir et, dans son désir
d'éliminer la douleur, se heurtait
à la nature insatiable de la sensibilité,
l'Expérience développait dans
la matière vivante et plus expressément
dans l'homme, une sensibilité spectaculaire
aboutissant dans sa plénitude à
la joie esthétique et à laquelle
la sensibilité du premier degré,
de l'ordre du jouir et du souffrir, n'a
d'autre fonction que de préparer
son objet, c'est-à-dire son spectacle.
Sous ce jour, la valeur de la vie est déplacée.
Elle ne trouve plus son interprétation
dans l'accommodation du monde aux satisfactions
du sens possessif, mais dans le fait d'une
vision contemplative trouvant en elle-même
la perfection de sa joie.
*
Un tel point de vue que j'ai développé
en différents ouvrages et notamment
dans les Raisons de l'Idéalisme(3),
c'est celui de la substitution
de l'esthétique à l'éthique,
-au sens où l'éthique est
une morale- comme principe de justification
de l'existence. Il a été ressenti
comme une réalité par les
plus hauts représentants de la pensée
scientifique. "C'est la connaissance
qui est le but, l'action n'est que le moyen"
a dit Henri POINCARE. Un tel point de vue
était déjà celui de
SPINOZA opposant la liberté de l'intellect,
qui est de l'ordre de la vision, à
l'esclavage des passions qui sont de l'ordre
des sensations élémentaires
du jouir et du souffrir. Et n'est-ce pas
aussi en cette suprématie du sens
esthétique que le thème de
NIETZSCHE de l'" amor fati " trouve
sa justification intellectuelle ?
Que le sens contemplatif de la vision attribue
à l'existence sa signification véritable,
que le scénario historique qui se
déroule sur le thème de l'erreur
n'ait pas sa fin en lui-même, qu'il
ne soit que le moyen de composer un drame
pathétique auquel l'optique du théâtre
retire sa cruauté pour ne lui laisser
que sa beauté, c'est le point de
vue auquel aboutissent les conclusions de
la Sensibilité métaphysique(4)
un de mes derniers ouvrages.
D'un tel point de vue et à quelque
catastrophe, à quelque extermination
de l'espèce par elle-même que
puisse aboutir le drame du sens possessif
et la valeur de l'existence est métaphysiquement
sauve. Parmi les perspectives de cette interprétation,
la vie conserve un sens et l'homme initié
à ce sens spectaculaire, peut assister
à la tragédie finale sans
se départir de la sérénité
dont HORACE avec "l'impavidum ferient
ruinae" a nimbé son héros.
Ce héros, c'est, sous le jour de
la Sensibilité métaphysique
l'homo-estheticus en sorte que ce livre
eut pu m'apparaître comme participant
à la nature de l'uvre envisagée
par NIETZSCHE. A supposer qu'il ait été
composé en vue de la catastrophe,
il la réduit aux proportions de la
fiction et élève l'homme au-dessus
d'elle dans le ciel nouveau de la réalité
esthétique.
Je ne m'en suis pas tenu toutefois à
ce point de vue où l'individu seul
trouve la sérénité
dans l'initiation. Je me suis demandé
si cette initiation esthétique étendue
à l'ensemble de l'humanité
n'aurait pas le pouvoir de prévenir
la catastrophe et de la détourner.
Si la vie sociale impuissante à organiser
l'instinct possessif en fonction de lui-même
a réussi à le discipliner
sous la dépendance d'une fiction
spirituelle, si la ruine de cette fiction
dans l'esprit des hommes où elle
avait pris racine est la cause actuelle
du péril qui menace notre civilisation,
ne peut-on penser qu'une réalité
spirituelle de la nature positive de l'instinct
aurait le même pouvoir de réduire
le sens possessif au point des conditions
d'existence de la société
humaine ? Le mal ne vient pas de ce que
le sens possessif a sa place dans la vie,
mais de ce qu'il n'y rencontre plus une
force qui, le limitant par sa puissance,
impose un terme à cette croissance
indéfinie où ne pouvant recevoir
de satisfaction des choses il en vient à
la crise de délire qu'est la guerre.
Dans l'hallucination pathologique, les éléments
réducteurs font défaut qui
empêchent que les images soient prises
pour des réalités. A supposer
que la réalité commune, celle
qui affecte le sens possessif ne soit autre
chose qu'une hallucination collective, engendrée
par la prédominance dans le jeu de
l'activité psychique du sens possessif
lui-même, cette hallucination cessera
si le sens esthétique intervient
comme élément réducteur.
Avec la prépondérance de l'instinct
esthétique dans le milieu psychique,
c'est cet instinct, où s'exprime
l'activité spécifique de la
conscience, qui fixera les fins. L'erreur
sur la fonction de la conscience prendra
fin qui déterminait la fatalité
de la catastrophe. L'interprétation
conforme à l'activité propre
de l'Expérience substituée
à l'interprétation fondée
sur la présomption humaine ouvrira
à l'homme une nouvelle espérance.
III.
Dans la Sensibilité métaphysique
j'ai été amené à
définir le sens esthétique
le pouvoir de jouir des choses sans les
posséder.
Ce qui nous intéresse de la façon
la plus pathétique c'est donc de
rechercher si le sens esthétique
est une réalité et si cette
réalité a des chances de l'emporter
sur l'hallucination du sens possessif dans
les proportions qui permettront d'en enrayer
les conséquences désastreuses.
Or si l'état actuel de l'humanité,
avec l'idéal strictement économique
qui l'hallucine, prête aux pronostics
les plus défavorables, une vue plus
étendue autorise des conclusions
moins pessimistes et c'est parmi ces perspectives
élargies que je distinguais dans
la Sensibilité métaphysique
quelques péripéties majeures
montrant la vie toute entière orientée
vers des états où une activité
spectaculaire, de la nature de la connaissance
et de la vision, se substitue comme centre
d'intérêt aux états
où elle s'exerce comme intérêt
pris aux seules sensations du plaisir et
de la douleur. Ainsi en est-il dans la biologie,
où les réactions chimiques
du monde inorganique se sont muées
en la propriété acquise par
la matière vivante de jouir et de
souffrir, du processus selon lequel ces
sensations élémentaires deviennent
des perceptions indolores, des faits de
connaissance pure : métamorphose
merveilleuse que consacre la différenciation
du sens du toucher, siège primitif
du jouir et du souffrir, en ces sens de
la vue et de l'ouïe qui font du monde
un spectacle. Un tel événement
qui a la valeur d'un aveu recueilli dans
un document autobiographique quant à
la signification de l'existence, trouve,
à un nouveau stade, dans le règne
animal et plus expressément dans
l'homme sa confirmation avec l'éveil
du sens de la curiosité. La curiosité
tient, sous ses formes les plus banales
une place énorme et inaperçue
dans la vie humaine. Elle y fait suite à
la métamorphose relevée dans
la biologie. Avec la curiosité
l'homme attache plus d'importance à
ce qu'il voit et connaît qu'à
ce qu'il éprouve. Elle est la voie
sur laquelle il s'élève au
sens esthétique pur qui s'épanouit
dans la contemplation. A cet apogée,
tout ce qui est perçu par le sens
possessif comme plaisir ou douleur est perçu
dans la plénitude d'une sensation
unique de beauté qui se forme aussi
bien à l'occasion de la douleur que
du plaisir. Voir, connaître, au sens
de contempler, réconcilie en une
unique sensation équatoriale de joie
les sensations polarisées du jouir
et du souffrir. L'homme du sens possessif
détourne la connaissance de sa fin
et l'asservit à lui procurer la possession
des biens parce qu'il ne peut jouir des
choses qu'en les possédant. En raison
du caractère insatiable de la sensibilité
qu'il développe, il diffère
indéfiniment son bonheur et le situe
dans l'irréalisable. En quelque mesure
qu'il multiplie les biens, il excite en
lui-même une cupidité supérieure
à la somme de ces biens.
Pour s'exercer, il emprunte aux choses et
les appauvrit. Il excite la haine entre
les hommes par la compétition. L'homo-estheticus
est l'homme parvenu à un degré
supérieur de l'évolution de
l'espèce. Il possède un sens
de plus que l'homme du sens possessif. Pourvu
du sens esthétique il a le pouvoir
de jouir des choses sans les posséder.
Il tire de lui même les vertus nouvelles
dont il dote les choses. Il les enrichit
dans la mesure où il s'exerce à
leur occasion. Il unit les hommes dans la
joie qu'ils éprouvent à l'occasion
de ces objets dont ils évoquent les
vertus. Les possibilités de conflit
entre les hommes seront écartées
dans la mesure où le sens esthétique
l'emportera chez les hommes sur le sens
possessif, dans la mesure où les
représentants de l'espèce
évoluée l'emporteront sur
ceux de l'espèce possessive.
IV.
Or non seulement l'Expérience a développé
le sens esthétique dans le milieu
humain comme un instinct capable de prévaloir
sur d'autres instincts, mais elle a suscité
dans ce milieu deux phénomènes
qui semblent propres à en enseigner
l'usage aux hommes. L'un est l'uvre
d'art qui est une démonstration et
un apprentissage du sens esthétique
dans l'ordre de la vision. L'autre est le
jeu que je considérerai plus spécialement
sous la forme où il atteint sa maturité
dans l'activité sportive. L'activité
sportive forme évoluée du
jeu, est une démonstration et un
apprentissage du sens esthétique
dans l'ordre de l'action.
J'ai déjà traité dans
la Sensibilité métaphysique
du premier phénomène. Je n'en
rappellerai ici que les traits qui s'appliquent
également à l'activité
sportive.
L'uvre d'art est une création
directe de l'Expérience en tant que
"natura naturans". Elle ne peut
émaner de l'activité de l'homme
dominé par l'erreur sur la fonction
de la conscience parce que ce qui lui est
essentiel et la définit c'est de
s'opposer à ce que le sens possessif
puisse s'exercer à son égard.
Comment a-t-elle pour effet d'atteindre
cette fin ? En rompant le lien de causalité
par où les choses peuvent affecter
le sens possessif par des sensations de
plaisir ou de douleur. Toute uvre
d'art réalise une transsubstantiation.
Les arts plastiques dépouillent les
objets de leur substance matérielle.
Ils ne les évoquent que par l'emploi
de signes spirituels, la ligne, la couleur,
la perspective. Ils rompent la causalité
au point de son processus où elle
se dirige des choses vers la sensibilité.
Le spectateur n'a rien à redouter
des fauves les plus terribles de DELACROIX
ou de BARYE et il pourra mourir d'inanition
devant les fruits les plus savoureux de
CHARDIN. L'uvre d'art est telle
par sa nature qu'aucune autre attitude n'est
possible à son égard que celle
de la contemplation. Elle éveille
chez l'homme le sens esthétique par
inhibition de toute autre activité
psychique.
Les arts d'expression, tels que la musique,
rompent de même le lien de causalité.
Ils le rompent au point où l'énergie
psychique prête à réagir
par des actes à l'égard des
excitations du monde extérieur est
détournée de cette fin et
employée à construire dans
la matière sonore des objets qui
n'affecteront la sensibilité, comme
les uvres des arts plastiques, que
sous les espèces de la sensation
de beauté.
*
L'activité sportive est caractérisée
comme celle qui se manifeste à l'occasion
de l'uvre d'art par ce même
fait de rupture du lien de causalité
entre l'énergie qui s'y déploie
et la production des objets qui ont trait
aux satisfactions du sens possessif. Elle
n'est pas un moyen interposé en vue
d'une fin étrangère. Elle
trouve sa fin et sa joie dans son propre
exercice. Elle est une activité affranchie
de la servitude du sens possessif.
Que le sens esthétique s'exerce dans
la vision ou dans l'action, la joie plénière
qu'il engendre reconnaît son explication
en un fait de pure dynamique. La totalité
de l'activité psychique est engagée
et retenue dans son jeu. Aucune fin étrangère
à la contemplation ou à l'action
n'emprunte à cette activité
aucune part d'elle-même dont le prélèvement
vienne à l'amoindrir. La joie
esthétique en termes objectifs trouve
donc sa définition en un fait de
totalisation de l'énergie psychique.
Cette totalisation exige qu'aucune fin étrangère
ne s'interpose entre le jeu de l'activité
esthétique et le plaisir qu'elle
en ressent.
C'est par là qu'elle s'oppose au
sens possessif selon le strict déterminisme
en raison duquel une joie majeure est préférée
à une joie moindre. Car tous les
buts interposés par le sens possessif
diffèrent l'éclosion de la
joie essentielle où l'activité
entre en contact avec elle?même et
se reconnaît pour la cause de son
plaisir.
*
Une telle définition de la joie esthétique
me semble attribuer son sens plein à
la grande distinction conçue par
SCHOPENHAUER entre ce que l'on est et ce
que l'on a. Car tout le dynamisme de l'activité
psychique est engagé en ce que l'on
est en sorte que s'y trouve réalisé
ce fait de totalisation qui conditionne
objectivement le bonheur. Quand il situait
le bonheur de l'homme en ce qu'il est, SCHOPENHAUER
découvrait cette essence esthétique
de l'acte en laquelle le sens possessif,
ce que l'on a, introduit un principe de
dégradation.
PLOTIN déjà identifiait en
cette activité esthétique
le fait même du réel. "Toutes
les réalités vraies",
a-t-il formulé, "viennent d'une
contemplation; lorsque ces réalités
contemplent, il en vient d'autres choses
qui sont des objets à contempler,
soit par la sensation, soit par la connaissance
et par l'opinion"(5).
C'est entre ces deux termes de l'activité
esthétique selon sa perfection que
l'erreur sur la fonction de la conscience
introduit les réalités du
sens possessif, rompant le contact de 1'activité,
dans l'Expérience et dans l'homme,
avec elle-même, le différant
à la limite infranchissable de l'infini.
Cette phase du sens possessif est néanmoins
un fait. Il n'y a pas à le nier ou
à lui donner tort. Il faut l'expliquer.
Or il trouve sa raison d'être en cette
essence spectaculaire où s'exprime
l'activité de l'Expérience.
Le sens possessif tient, dans ce jeu total,
le rôle d'instigateur du spectacle.
Aux relations que nouent entre eux les éléments
physico-chimiques et qui intéressent
le sens esthétique du savant, il
ajoute le spectacle des passions humaines
qui intéresse tous les hommes parce
qu'ils en sont en même temps que les
spectateurs les acteurs hallucinés.
Ce qui importe, c'est qu'entre ces deux
parts de l'Expérience où,
dans l'une, elle institue son spectacle
et, dans l'autre, le contemple selon la
fin de cette activité de la conscience
dont elle tient l'existence, ce qui importe,
c'est que le jeu des acteurs hallucinés
ne l'emporte pas sur cette activité
de connaissance où la science avec
un Henri POINCARÉ, où PLOTIN,
SPINOZA, SCHOPENHAUER., NIETZSCHE lui-même,
dans l'Origine de la Tragédie, ont
vu la raison d'être de l'Existence.
Ce qui importe, pratiquement, c'est que,
dans la société humaine, soit
rétablie la relation normale qui
conditionne le jeu du sens possessif lui-même
et son maintien par la prépondérance
d'une réalité spirituelle.
Le sens esthétique, représenté
chez l'homme par un instinct, apparaît
comme la véritable réalité
spirituelle qui, par la joie plus forte
qu'il implique, est propre à réduire
l'instinct possessif aux proportions où,
étant un moyen et non une fin, il
peut recevoir de la fin qui l'ordonne ses
conditions d'existence.
*
A considérer, parmi les perspectives
mythiques du péché originel
et de la chute, les deux formes de l'activité
esthétique où l'Expérience
nous a donné des modèles,
il semble que la première s'exerce
après la chute, après l'introduction
de l'erreur sur la fonction de la conscience.
Le sens esthétique dans la vision
assume un rôle rédempteur.
Vertu exemplaire de l'uvre d'art.
Eliminant des choses, par la transsubstantiation
qu'elle réalise, tout ce qui y a
été introduit par le sens
possessif, elle nous enseigne la relation
que nous pouvons nouer avec les objets naturels
dont la beauté, avec la joie qu'elle
engendre, ne nous est voilée que
par l'attitude d'exploitation que nous prenons
à leur égard.
L'activité sportive du jeu c'est
le mode du sens esthétique avant
la chute. Elle nous offre un exemple de
cette pure activité esthétique
qui, selon PLOTIN est une contemplation
en acte et, sans souci de créer des
objets d'utilité, ne vise qu'à
faire de ses propres guises un objet de
contemplation dans la vision. Elle est pour
nous d'un enseignement précieux.
Elle nous livre une méthode d'apprentissage
de ce que peut être notre activité
pratique libérée du service
du besoin. Mais le développement
singulier qu'a pris depuis la guerre l'activité
sportive, la passion qu'elle a excitée,
sous toutes ses formes, chez les générations
nouvelles, comme si les hommes cherchaient
en elle un refuge contre la réalité
angoissante de leur temps, sont des faits
où semble se manifester, indépendamment
de tout dessein concerté, cette intervention
directe de l'Expérience à
laquelle a été rattachée,
au cours de ces analyses, la genèse
de ce phénomène esthétique.
V.
L'activité sportive nous intéresse
à un double point de vue. Directement,
dans ses manifestations concrètes
et dans les conséquences de moralité
qu'elle y engendre, indirectement en tant
que modèle d'un type d'activité
qui peut être introduit dans la pratique
même de la vie, la rehausser et l'organiser
par la substitution de modalités
esthétiques aux modalités
possessives qui en compromettent le maintien.
Le sport apparaît tout d'abord
dans le jeu chez l'enfant. Il y manifeste
déjà tous ses caractères.
Étant une totalisation de l'énergie
il engendre un plaisir plus fort en degré
que celui qu'engendrent tous les autres
instincts. C'est par cet excès du
plaisir qu'il est principe de moralité.
On peut dire à un enfant : si tu
fais bien ta page d'écriture, tu
iras jouer. Non inversement. Si tu joues
bien, tu iras faire une page d'écriture.
L'enfant abandonnera le repas avant le dessert
pour aller jouer. Le plaisir résultant
de la totalisation de l'énergie,
tout but interposé diminue le plaisir.
Courir pour courir est un jeu, mais non
courir pour faire une commission. Ces caractères
persistent quand le jeu prend chez l'adulte
la forme de l'activité sportive.
Nager, courir, sauter, lutter sont des plaisirs
que diminue toute affectation de l'énergie,
déployée à un but intentionnel.
La définition de l'activité
esthétique comme totalisation de
l'énergie exige qu'il en soit ainsi,
car l'intention du but est prélevée
sur l'énergie totale. L'analyse introspective
d'ordre qualitatif confirme par mille observations
cette exigence objective. Je ne citerai
qu'un fait : nager en mer vers le large
est un plaisir sans mélange. Revenir
au rivage suscite un but, le plaisir s'atténue,
l'effort se fait sentir, la fatigue apparaît.
Pourtant l'activité sportive, selon
son évolution ascendante, interpose
bientôt un but et qui va faire de
l'effort lui-même un plaisir. Mais
ce but est tiré de son propre exercice.
Il est lui-même de nature esthétique.
L'activité sportive s'y prend elle-même
pour objet de sa propre contemplation imitant
le type parfait de ces réalités
vraies évoquées par PLOTIN
qui s'élèvent, sans intermédiaire,
de la contemplation dans l'acte à
la contemplation dans la vision.
C'est sous cette forme qu'elle s'exprime
dans la compétition sportive. Dans
tous les sports, devenus phénomènes
sociaux -sports athlétiques, boxe,
escrime, football, golf ou tennis- la compétition
se présente sous l'aspect des championnats
où la comparaison des énergies
tendues vers la perfection ouvre les perspectives
de la contemplation. C'est sous cet
aspect que le sport engendre, déterminées
par les conditions de l'entraînement
et en vue d'une fin strictement esthétique,
quelques unes des vertus que les anciens
impératifs moraux se proposaient
de susciter, la tempérance, l'endurance,
l'ascétisme, une discipline des instincts
sous l'hégémonie d'un seul.
Le sport en engendre de plus hautes. Il
élève le sentiment de puissance,
où NIETZSCHE. a distingué
l'instinct fondamental de l'âme humaine,
à son plus haut degré de force
et de pureté. Il rompt, selon la
modalité essentielle de l'activité
esthétique, le lien de causalité
entre la puissance et les conséquences
qu'elle détermine dans l'ordre du
sens possessif. La joie ressentie à
l'occasion du sentiment de puissance y est
prise pour objet de contemplation. La contemplation
marque le terme du processus et intercepte
le courant de causalité au moment
où il va produire des effets dans
la pratique. L'apôtre THOMAS dégrade
la foi en mettant ses doigts dans les plaies.
Le sport prohibe la grossièreté
de ces vérifications. Il exalte le
sentiment de puissance à la cime
de la vision. Il est une uvre d'art
dans l'action. Le boxeur n'achève
pas l'adversaire qu'il a mis knock-out.
La guerre prend fin dans le sport, par évanescence
et par métamorphose en une activité
supérieure, des instincts possessifs
qui la suscitent. Il n'y a de vaincus ni
de vainqueurs dans les compétitions
sportives que ne puisse réconcilier
cette activité esthétique
qu'est la contemplation en commun de la
puissance. C'est un des symptômes
les plus alarmants de notre époque
que la commercialisation par le sens possessif
de cette réalité spirituelle
qu'est l'uvre d'art. Le sport,
bien qu'il soit menacé d'une exploitation
analogue, est, en sa pureté une réaction
inverse. Il convertit en un objet de beauté
ce fait de puissance dont le sens possessif
avait fait le moyen de sa réalisation.
*
Mais le sport, comme l'uvre d'art,
n'est qu'un dispositif exemplaire institué
par l'Expérience dans le milieu humain
selon des conditions où la réalité
coutumière est spécialement
aménagée en vue de la démonstration.
Est-il besoin de signifier que les chances
de préservation sociale, incluses
aux virtualités du sens esthétique,
ne trouveraient aucunement leur expression
dans la multiplication des stades, des coupes
et des challenges, non plus que dans la
multiplication des salles de théâtre,
de cinéma, ou d'exposition de tableaux.
L'activité sportive témoigne
de sa valeur dans la révélation
qu'elle nous apporte des éléments
esthétiques qui entrent dans l'activité
du jeu.
Elle nous enseigne l'esthétique de
l'action. Elle explicite les conditions
qui développent, dans l'exercice
même de l'activité humaine,
un état d'euphorie où la vie
trouve, non un but indéfiniment différé,
mais un sens immédiat.
Or l'homme ne pourra jamais se soustraire
à la nécessité de donner
satisfaction aux besoins commandés
par la biologie. Ces besoins lui imposent
le thème initial de son activité,
ils en déterminent la nature quotidienne.
Rien n'est plus important pour l'homme que
de maintenir cette activité coutumière
dans les termes où elle engendre
une euphorie en quoi consiste expressément
la joie de vivre. Or l'activité sportive
nous révèle le principe de
ces conditions d'euphorie. L'activité
y est engendrée et elle y est limitée
par le plaisir pris à son propre
exercice. Cette limitation de l'action par
le plaisir y est la règle. C'est
cette règle qu'il nous faut appliquer
à notre activité coutumière
pour lui conserver son caractère
euphorique. A formuler cette règle
avec plus de souplesse, un acte est bon
pourra-t-on dire dans la mesure où
le plaisir qu'il détermine par son
exercice est supérieur à la
somme des biens qu'il procure. Cette relation
de l'acte avec lui-même engendre les
civilisations du type esthétique,
que M. GUGLIEMO FERRERO a nommées,
dans le même esprit, civilisations
qualitatives.
L'excèdent de force engendré
par le plaisir au-delà de la satisfaction
du besoin biologique y trouve son emploi
en inventions d'ordre esthétique,
c'est-à-dire en l'improvisation d'une
réalité spirituelle qui peut
être partagée indéfiniment
entre les hommes sans provoquer de conflits
en vue de sa possession puisque le sens
esthétique, qu'elle affecte, consiste
précisément en la propriété
de jouir des choses sans les posséder.
Cette règle de l'action, empruntée
aux modalités que l'Expérience
a développées dans l'homme
sans sa participation, s'oppose exactement
à celles que l'homme en proie à
l'erreur sur la fonction de la conscience
a instituées sur le thème
du sens possessif.
Anticipant le besoin, l'homme s'est vu condamné
par l'inversion économique à
inventer sans cesse de nouveaux besoins
et à tendre indéfiniment l'élasticité
du sens possessif. La règle tirée
de l'Expérience, limiter l'activité
par le plaisir peut seule, par le caractère
inépuisable de la joie esthétique
qu'elle engendre, enrayer les effets de
l'inversion économique, réduire
le besoin à une quantité fixe
qui en permette l'organisation dans le milieu
social.
L'homme a fait du travail une activité
serve du sens possessif. C'est dans le
travail qu'il faut introduire la règle
esthétique de la limitation par le
plaisir. Les réclamations les plus
outrancières des masses ouvrières
renferment sous ce jour une part de vérité
profonde. Elles valent qu'on les considère.
Encore faut-il rechercher dans quelle mesure
elles émanent du sens possessif,
dans quelle mesure d'un sourd pressentiment
de la joie esthétique. Imaginer
qu'il suffise de diminuer la quantité
du travail pour faire apparaître le
sens esthétique serait sans doute
intervertir les termes. C'est sous la pression
du sens esthétique que pourront être
réduites les exigences du sens possessif
et que pourra être reprise une part
de l'activité qu'il a soustraite
à la joie de vivre.
*
Si l'on considère la force avec laquelle
l'idéal économique domine
notre époque, les considérations
de cette étude risquent d'apparaître
comme une utopie. Toutes les apparences
semblent témoigner que l'homme actuel
ne réagira pas contre cette prépondérance
du sens possessif qui doit, à une
échéance plus ou moins prochaine,
déterminer la catastrophe. A ce pronostic
formé en fonction de donnés
partielles j'opposerai pour conclure les
chances de réalisation que peut comporter
l'hypothèse optimiste de joueur que
j'ai proposée ici. Si seule une réalité
spirituelle peut organiser le monde des
intérêts matériels et
si une réalité spirituelle
de nature fictive a réussi -tant
qu'elle a été crue vraie-
à rendre la civilisation possible,
il faut constater que le nihilisme radical
à l'égard de toutes les motivations
qui maintenaient dans l'esprit des hommes
cette ancienne fiction spirituelle au-delà
de son efficacité dans la foi, découvre
une autre réalité spirituelle
de nature positive : ce sens esthétique
que supporte un instinct dont les préoccupations
morales ont seules empêché
les hommes de distinguer la puissance et
le rôle considérable qu'il
a joué, sous le masque des vertus
morales, dans l'organisation de leur vie
sociale. En contraste avec les évaluations
pessimistes que suggèrent les apparences
de premier plan, il serait donc logique
de penser, qu'en possession d'une réalité
spirituelle véritable, immanente
à la nature humaine et dont la réalité
spirituelle de la foi n'était qu'une
préfiguration, l'humanité
actuelle se trouve, pour résoudre
le problème de la civilisation dans
des conditions privilégiées
que les périodes antérieures
n'ont pas connues.